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Résilience, effondrement et collapsologie : La peur pour vendre?

3 février 2020
Cédric
Cédric

Depuis 2015, une poignée d’auteurs traitant du thème de l’effondrement ont gagné une audience impressionnante. Cependant des critiques répliquent, qui dénoncent une absence de preuves scientifique, la collapsologie serait « un discours fantaisiste qui tient plus du prophétisme que de la science. » selon Jacques Bouveresse, philosophe. Devant des orateurs convaincants comme Pablo Servigne et des figures d’autorités comme Jacques Bouveresse il peut être difficile d’avoir une idée claire de ce mélimélo et j’ai l’impression que de nombreuse personnes essaie de savoir si cette théorie de l’effondrement est réellement sérieuse et fondée sur des faits scientifiques ou si elle ne sert qu’à vendre des livres.

Afin de comprendre comment la science traite ce sujet je vous propose ici de traduire et expliquer une review intitulé « Resilience in a complex world – Avoiding cross-sector collapse » et publié par Mitchisona et collaborateurs dans the International Journal of Disaster Risk Reduction. Vous trouverez en conclusion mon opinion sur la théorie de l’effondrement, son décalage avec la science et s’il est raisonnable de prendre cette théorie au sérieux.

Quel effondrement ?

Les prédictions d’un effondrement de la société sont probablement aussi anciennes que la société elle-même. L’approche scientifique de la modélisation des sociétés humaines indique la possibilité d’un effondrement à grande échelle. Nous nous rassurons souvent en constatant que tous les modèles sont basés sur des hypothèses, avec de nombreuses incertitudes, qu’ils ne font qu’approcher notre réalité très complexe. Des travaux qui analyses les limites de la modélisation semblent même le confirmer, et nous savons que les modèles techniques ne prennent pas en compte l’ingéniosité humaine pour se sortir des difficultés – mais cette assurance est-elle raisonnable?

Nos stratégies économiques semblent supposer une efficacité toujours plus grande à l’avenir et une croissance économique encore plus rapide sans aucune limite, croyant en une croissance illimitée des courbes exponentielles. Seulement, notre monde est un système fini.

Cette croyance ne respecte pas les limites naturelles de la croissance. Celles-ci peuvent provenir de la disponibilité limitée des ressources, ou de limites physiques qui semblaient très éloignées dans le passé, mais qui sont maintenant devenues accessibles. Vous pourrez rechercher les travaux d’Arthur Keller sur le pétrole, le charbon, les métaux rares, les pénuries de sables ou encore le pic du phosphate (ressource fondamentale pour la production alimentaire) prévue entre 2030 et 2040.

La science aujourd’hui ?

Bien qu’il existe une très abondante littérature scientifique sur la résilience, la durabilité et les risque, il y a très peu de discussions sur des questions très complexes couvrant plusieurs secteurs de nos sociétés, politiques et économies. La notion de science dite post-normale, introduite par Funtowicz et Ravetz, est un pas dans la direction de la compréhension de systèmes complexes à la frontière entre science et politique.

Étant donné que la résilience et la durabilité sont généralement discutées dans des communautés axées sur la perspective commerciale (telles que les compagnies d’assurance), au niveau national (gouvernements) ou dans une communauté particulière (comme la protection civile), il n’y a pas de forum pour une discussion à plus grande échelle au niveau supranational, reliant les dimensions économiques, politiques et sociétales.

Entre 2012 et 2015 Les auteurs ont entamé ce type de dialogue dans de nombreux congres, forum et workshop et ont examiné les risques qui semblent très improbables mais qui pourraient être dévastateurs. Voici les résultats et les conclusions de ces ateliers et conférences qui ont été présentés dans leur article.

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La science aujourd’hui ?

Une dépendance accrue entre les secteurs :

Les crises peuvent se propager à l’échelle mondiale et, dans notre monde moderne, elles peuvent facilement avoir un impact sur des secteurs d’activité qui, à première vue, ne semblent pas exposés.

  • Du numérique à la finance :

Il a fallu plus de quatre mois pour analyser les raisons du crash de 15 minutes à New York, et le rapport des autorités américaines est arrivé à la conclusion qu’aucune cause profonde clairement identifiable n’était à l’origine du crash. Ils ont considéré les événements comme « un rappel important de l’interdépendance de nos marchés de produits dérivés et de valeurs mobilières » et ont déclaré qu’ils « démontrent clairement l’importance des données dans le monde actuel des stratégies et systèmes de négociation entièrement automatisés ». Bien que de nombreuses actions aient rebondi juste après la baisse, la réaction des algorithmes logiciels pourrait facilement avoir ruiné des entreprises et à Singapour, certaines actions ont perdu 87% de leur valeur.

  • De la finance à l’économie :

Après l’effondrement de Lehman Brothers en 2008, un choc majeur a traversé le système bancaire américain. Non seulement le marché immobilier américain s’est effondré, mais la crise s’est rependue dans les banques de l’UE. Certaines d’entre elles ont été si durement touchés qu’elles ont dû être renfloués par leurs gouvernements, de sorte que le risque a persisté au sein des états. Certains gouvernements de l’UE avaient besoin d’un soutien central et l’UE a profité de l’occasion pour revoir son système financier. Le lien entre le secteur bancaire américain et la stabilité du gouvernement de l’UE est évident avec le recul, mais très peu ou pas d’observateurs l’avaient remarqué avant 2007.

  • De l’énergie à la société :

L’énergie est au cœur du développement économique de nombreux pays et le réseau électrique est devenu une infrastructure essentielle indispensable. Plusieurs rapports et études sur les intempéries spatiales (forte tempête solaire par exemple) suggèrent que cela pourrait également causer des dommages majeurs, jusqu’à 2,6 billions de dollars américains sur une année aux États-Unis seulement. En outre, l’énergie a une relation évidente avec les politiques climatiques, avec l’économie et avec le numériques.

Il existe de nombreux autres exemples où des secteurs qui étaient raisonnablement indépendants dans le passé sont désormais couplés à travers le monde. Les aliments contaminés par E. coli ont voyagé dans toute l’Europe. Des pandémies comme le SRAS ou la grippe aviaire se propagent aux voyageurs intercontinentaux. Les cas d’Ebola ont été propagés par des passagers infectés d’Afrique vers l’Europe et les États-Unis; la maladie n’a été contenue que par une initiative internationale majeure.

Ces exemples montrent que non seulement l’interrelation entre les secteurs s’est accrue, mais aussi la complexité des interdépendances des marchés financiers, des réseaux énergétiques, des algorithmes de commerce à grande vitesse, des chaînes alimentaires, des changements environnementaux et des voyages mondiaux s’est accrue. En effet, dans de nombreux cas, nous ne percevons ces interdépendances qu’après une perturbation majeure, et il n’y a pas d’accord sur quel organisme ou institution a la responsabilité d’identifier, de surveiller et de contrôler les risques créés.

Le contexte du changement est formellement donné dans une perspective globale par le Global Risks Report 2016. Les cinq principaux risques mondiaux en termes de probabilité sont: 1. migration involontaire à grande échelle; 2. événements météorologiques extrêmes; 3. échec de l’atténuation et de l’adaptation au changement climatique; 4. conflit interétatique avec des conséquences régionales; et 5. catastrophes naturelles majeures. La carte d’interconnexion des risques mondiaux 2016 du rapport montre de fortes interconnexions entre différents secteurs. La collapsologie mets généralement en exergue les relations entre climat, énergie et alimentation.

compléxité

Complexité accrue des sytèmes

La crise financière a attiré l’attention de nombreux chercheurs sur le fait que les relations de prêt sur le marché bancaire sont devenues très complexes, ce qui diminue la résilience systémique. En règle générale, on peut s’attendre à ce qu’une bonne connectivité dans les réseaux financiers permette une bonne répartition des risques, mais Battiston et collaborateurs ont montré qu’en présence d’un catalyseur, cette répartition ne vaut que jusqu’à une valeur seuil. Au-delà de ce seuil, une connexion supplémentaire devient contre-productive et crée une boucle de rétroaction qui augmente le risque individuel et systémique.

La situation pendant la crise financière était pire que celle décrite par les approches théoriques. On savait peu de choses sur la véritable connectivité du système bancaire. Les rumeurs concernant de nouveaux candidats à la faillite circulaient rapidement et la plus grande question sans réponse sur la répartition de la dette était littéralement: « Où est l’argent? En outre, les banques se précipitaient pour transmettre une dette douteuse aussi longtemps qu’il était possible, créant un dynamisme qui ne pouvait pas être contrôlé facilement.

Mais les marchés financiers ne sont qu’un exemple d’un secteur devenu si complexe que nous ne le comprenons plus. Le fait que nous ayons également perdu de vue les détails de notre chaîne alimentaire est devenu évident lorsque, en 2011, l’épidémie de bactérie E. coli européenne a causé plusieurs décès en Allemagne, et une recherche effrénée de l’origine a commencé. En raison du principe de précaution, des traces suspectes ont également dû être traitées, ce qui a permis d’identifier à tort les concombres espagnols comme contaminés par E. coli. Cela a conduit à des pertes hebdomadaires espagnoles de 200 millions d’euros en raison de la baisse de la confiance des consommateurs, alors que finalement des germes de soja d’origine complètement différente ont été identifiés comme la cause principale de l’épidémie d’E. Coli. On peut aussi voir la difficulté aujourd’hui d’endiguer l’épidémie de coronavirus 2019 apparu en chine.

Une autre complexité moins dommageable mais inattendue a pu être observée après la catastrophe nucléaire de Fukushima, lorsque Ford Motors aux États-Unis et d’autres constructeurs automobiles internationaux ne pouvaient plus produire de modèles dans un noir métallisé particulier en raison d’une pénurie de pigment Xirallic®, produit par l’usine Merck près de Fukushima, qui avait été affectée par la catastrophe.

Le réseau électrique est une autre infrastructure devenue si complexe que nous ne la comprenons plus dans son ensemble. Le 4 novembre 2006, le navire de croisière Norwegian Pearl devait faire son chemin sur le fleuve allemand Ems vers la mer du Nord, nécessitant l’arrêt d’une ligne électrique 380 kV traversant le fleuve pour des raisons de sécurité. Bien qu’il s’agisse d’une opération de routine, cet arrêt a eu des effets en cascade dans toute l’Europe, laissant environ 15 millions de foyers en Allemagne, en France, en Italie, en Belgique, en Espagne et au Portugal sans électricité pendant plus d’une heure.

Ces exemples montrent que notre monde axé sur la technologie a développé des structures et des processus qui ne peuvent plus être entièrement compris ou facilement modélisés. Dans un monde compétitif avec des marges serrées, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que les processus complexes soient stables dans le temps. L’inverse est vrai: la vitesse du changement augmente même dans de nombreux domaines.

Accélération de l’interconnectivité ?

La croissance exponentielle a stimulé les performances et minimisé la taille de la microélectronique ce qui a accéléré d’autres domaines tels que la modélisation du climat, l’agriculture, l’automatisation industrielle, les sciences des matériaux, la génétique, l’évaluation économique, la finance, les transports, la construction et de nombreux autres secteurs. De plus, les technologies de l’information modernes ont créé de nombreuses opportunités commerciales pour l’économie numérique. Les smartphones mettent les informations d’Internet à portée de main, les réseaux sociaux sont apparus, les systèmes de navigation par satellite ont aidé à l’orientation et au timing, l’imagerie numérique et de nouveaux capteurs nous ont donné une meilleure image du monde, et tous ces résultats peuvent être joints à ce que nous appelons Big Data.

L’accélération de tous ces secteurs a modifié de nombreux modèles économiques, ce qui a deux conséquences négatives pour la résilience de la société moderne : Premièrement, il y a une dépendance plus forte de presque tous les processus de notre vie quotidienne à très peu d’acteurs, et deuxièmement nous pouvons observer une distribution de plus en plus inégale des bénéfices, conduisant à des tensions au sein des sociétés.

La dépendance a été créée par de nouveaux concepts tels que l’information ou le logiciel en tant que service liant les clients aux fournisseurs d’une manière beaucoup plus forte que le modèle traditionnel de production et de vente. Il y a dix ans, nous achetions un CD et en étions propriétaires, alors qu’aujourd’hui nous devons nous inscrire à des plateformes musicales qui nous fournissent le contenu souhaité. Cette dépendance se retrouve dans de nombreux secteurs ce qui créer plus de choix pour le client, mais se fait au prix d’une dépendance à très peu d’acteurs numériques.

En plus de cette dépendance existe un problème de répartition des richesses: la mesure convenue pour la croissance macroéconomique reste le PIB, qui ne contient aucune composante d’équité. Nous visons donc la croissance économique mais pas nécessairement une répartition équitable de la croissance.

Ce problème existe aussi au niveau national: la majorité des ménages de l’UE pourraient ne pas s’accorder sur une croissance économique depuis 2007, mais préféreraient rappeler les mesures d’austérité, les baisses de revenus et les augmentations d’impôts. La croissance mesurée doit donc venir d’ailleurs. Une étude de la Banque centrale européenne en 2013 comparant la moyenne et les valeurs médianes du patrimoine des ménages dans la zone euro montre que les ménages allemands, par exemple, sont en moyenne relativement aisés, mais la différence entre la richesse moyenne des ménages et la médiane est la plus importante d’Europe, indiquant une injustice dans la distribution.

 La crise financière nous a rappelé que notre monde moderne vise le profit à court terme, peut-être au détriment du système, et que les gouvernements doivent intervenir si la société ne veut pas finir par payer le prix d’une prise de risque excessive par relativement peu d’acteurs. La stratégie consistant à laisser le risque à la banque (ou par la suite au gouvernement et à la société) aurait dû être bien connue depuis février 1995, date à laquelle la Barings Bank, la plus ancienne banque marchande britannique, a été renversée par un seul commerçant. Mais dans une concurrence mondiale féroce, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que des entrepreneurs créateurs d’emplois cèdent le pas à la concurrence par souci d’équité. Les lignes de production des entreprises sont transférées pour des raisons de rentabilité de l’Europe centrale à l’Europe de l’Est, puis à la Chine et de là au Vietnam. Les emplois domestiques sont perdus et les coûts sont sauvés, tandis que les dépendances augmentent avec l’injustice. Ainsi, une certaine part de la révolution numérique pourrait n’être qu’une conversion silencieuse de milliers d’emplois en un énorme flux de trésorerie vers les quelques gros actionnaires numériques.

complexité résilience

Conclusion et collapsologie 

Vous avez pu vous en rendre compte, cet article (un peu inhabituel puisqu’il résume des discussions issues de workshops et autres congrès) ne traite pas de l’effondrement de la même façon que le font les « collapsologues ». Les chercheurs s’intéressent depuis longtemps à l’analyse de risques ainsi qu’à la résilience de systèmes dans de nombreuses disciplines. Cependant, il semblerait que ces recherches débutent généralement après qu’un problème ne soit apparu.

La collapsologie n’est en soit pas une science puisqu’il n’y a pas de chercheurs qui travaillent actuellement sur l’effondrement et publient dans des journaux à comité de lecture, c’est une création de Pablo Servigne qui, le premier avec Raphaël Stevens, s’est intéressé à l’impact du réchauffement climatique sur la production alimentaire dans un monde en déclin énergétique. Ces recherches ont permis la publication d’un livre (mais pas d’un article scientifique) : « Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes ».

Ce domaine d’étude semble loin d’être aberrant et on peut très bien imaginer d’ici quelques années, avec l’appui du public et le désordre grandissant, la création d’une nouvelle thématique de recherche pouvant conduire à des publications dans des journaux à comité de lecture : la collapsologie sera alors un domaine d’étude soumis à la méthode scientifique. C’est d’ailleurs ce que l’on peut commencer à observer avec la publication, par exemple, de « Unifying  Research  onSocial–Ecological  Resilienceand  Collapse » dans le journal Trends in Ecology & Evolution.

D’après moi la théorie de l’effondrement peut donc être prise au sérieux, c’est une interprétation de nombreuses données scientifique solide. L’ignorer serait simplement stupide et dangereux mais il ne faut cependant pas basculer dans un fanatisme prophétique qui clamerait que cela va arriver. Vous trouverez en références l’article que j’ai traduit, des conférences pour mieux comprendre la collapsologie ainsi que des magazine et groupes qui essaient d’améliorer la résilience au niveau local.   

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