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Comment les média déforment la science ?
Le 13 aout 2019 une étude américaine intitulée « Discrepancy in scientific authority and media visibility of climate change scientists and contrarians », a été publié dans le journal scientifique Nature Communications. Cette étude compare un groupe de scientifiques experts du changement climatique et un groupe d’opposants au changement climatique en analysant leurs empreintes numériques dans environ 200 000 publications de recherche et 100 000 articles issus de média numériques et écrits. Il a été montré que les opposant sont surreprésentés à hauteur de 49% dans les articles de presse par rapport aux scientifiques. Cette étude montre pourquoi les climatologues devraient exercer de plus en plus leur autorité dans les discours scientifiques et publics et pourquoi les journalistes et les rédacteurs professionnels devraient réajuster leur attention sur les experts. Je vais ici traduire et clarifier cet article pour le rendre plus abordable, partager la discussion des auteurs sur les limites de cette étude afin d’expliquer par la suite pourquoi il est absurde pour nous de reprendre ce chiffre de 49% qu’un grand nombre de média a pourtant partagés.
Introduction
Depuis le début des années 2000, il y a eu peu de désaccord entre les experts scientifiques sur les preuves fondamentales étayant l’existence, l’origine et l’importance du changement climatique. Pourtant, alors qu’une majorité de scientifiques soutient une cause anthropique, les opposants ont réussi à créer une voix forte au sein de la communication aux États-Unis. Leurs efforts stratégiques ont réussi à déformer le discours fondé sur la science sur plusieurs fronts que l’on peut élargir à la France :
- En promouvant l’idée d’un manque de consensus scientifique concernant le changement climatique anthropique, en dépit du fait que des recherches objectives ont trouvé peu de preuves d’une telle allégation. Une étude comparant des scientifiques de consensus et des scientifiques non convaincus a révélé que les 2 à 3% des chercheurs non convaincus par les preuves de changement climatique anthropogénique ont également des niveaux d’autorité beaucoup plus faibles dans la littérature (voir article sur les impact factor et la vérification d’information ici).
- Un facteur qui contribue à la vulnérabilité du public face à la manipulation de l’information est le biais cognitif. Un exemple particulièrement pertinent est le biais de confirmation : la tendance des individus à biaiser leurs jugements en fonction de valeurs personnelles et de groupe, même face à des faits documentés.
- Les influences extérieures, dues aux signaux politiques de l’élite, aux préjugés idéologiques, aux visions du monde culturel et même aux expériences personnelles. Parmi ces facteurs externes, il convient de citer les média, qui jouent depuis longtemps un rôle dominant et qui renforcent l’autonomie des politiques culturelles.
- Un dernier facteur est l’apparition des nouveaux média et l’évolutivité, presque illimitée, de la distribution de contenu sur Internet qui entraîne une couverture médiatique non représentative du consensus scientifique.
Cependant, une étude récente (Newman et al., 2018) indique que les opposants ont délaissé leur récit – initialement contestant les principes fondamentaux de la science du changement climatique (par exemple, ses origines anthropogéniques), se positionnant en sceptiques ayant des motifs scientifiques légitimes de dissidence – pour maintenant contester les évaluations de l’impact du changement climatique dans le but d’empêcher le développement de réglementations. Dans cette étude, l’équipe du docteur LeRoy Westerling s’est focalisé sur 386 opposants notoires, désignés individuellement et collectivement dans les figures par CCC (climate change contrarians) et un groupe de 386 scientifiques de premier plan actifs dans la recherche sur le changement climatique, CCS (climate change scientific). Pour comparer ces groupes, deux grands ensembles de données ont été rassemblé jusqu’en 2016, comprenant ~200 000 articles de recherche sur le changement climatique issus de Web of Science (WOS) et ~100 000 articles médiatiques sur le changement climatique issu du projet Media Cloud (MC).
Résultat
Les résultats de l’étude sont divisés en deux grands points :
- L’autorité des scientifiques et leur visibilité dans les média aux niveaux individuel et de communauté;
- La cartographie des associations qui se manifestent dans les réseaux de co-visibilité des média et des réseaux de co-citations scientifiques.
Selon le projet MC, le terme « changement climatique » est actuellement utilisé 100 fois plus que le terme « climato sceptique », terme générique désignant collectivement les opposants et les négationnistes. Pour cette raison, l’étude se concentre sur un ensemble sélectionné d’opposants qui ont publiquement et à maintes reprises démontré leur forte opposition aux problèmes de changement climatique- comme le décrit de manière détaillée le projet DeSmog (DeSmogblog.com) qui vise à documenter les efforts de désinformation climatique associés avec de nombreuses institutions sceptiques et divers acteurs individuels.

Nombre total d’articles issus de média indexés par Media Cloud (par mois, sur toutes les sources multimédia).
La liste des 386 opposants comporte des universitaires, des scientifiques, des politiciens et des hommes d’affaires. 200 000 articles de recherche sur le changement climatique ont ensuite été rassemblés, à partir desquels les 386 scientifiques les plus cités ont été sélectionnés pour faire le second groupe.
Seulement 224 des 386 opposants ont au moins une publication dans le jeu de données Web Of Science. Ainsi, seulement 224 individus de chaque groupe ont été comparé sur les 386. La figure de gauche montre les disparités de productivité scientifique, le sous-ensemble 224CCC a publié 3367 articles scientifiques. Inversement, le sous-ensemble 224CCS a publié 12 665 articles scientifiques, soit environ 3,8 fois plus que les opposants.

Nombre total d’articles de média uniques provenant de toutes les sources médiatiques et de 30 sources médiatiques sélectionnées.
En comptant toutes les sources médiatiques, 26 072 articles sont recensés pour les opposants, soit environ 49% de plus que les 17 530 articles associés aux CCS. En comptant seulement les 30 média les plus influents, nous obtenons des comptes presque égaux avec un excès de 0,77% pour les opposants.
Cependant, le fait de procéder à la comparaison conditionnée simultanément sur 30 sources sélectionnées et sur des personnes ayant une orientation académique révèle un avantage de visibilité médiatique de 38% en faveur des scientifiques de haut niveau (1 619 articles pour 224CCC et 2 235 pour 224CCS).
La parité observée entre les opposants et les scientifiques dans les principaux média peut refléter la volonté des média à chercher un équilibre journalistique lors de leurs reportages sur le changement climatique. En effet, nous constatons que chaque source de média choisie sur 30 a fourni une visibilité significative aux opposants, renforçant ainsi son autorité et sa crédibilité. La visibilité disproportionnée des opposants, même dans les principaux média, rappelle les premiers efforts sceptiques qui ont tiré parti de la doctrine d’équité de la Federal Communications Commission des États-Unis pour obtenir un temps de parole égal. Les spécialistes en communication ont noté que, dans le cas du changement climatique, une telle disproportion de visibilité risquerait d’induire en erreur la perception du public, suggérant faussement qu’au sein de la communauté scientifique, il y a une parité dans le nombre de scientifiques qui sont d’accord ou non sur les questions fondamentales de changement climatique anthropiques.

Distribution de probabilité P (rp) de visibilité des média par publication, rp≡Mi / Pi; La ligne pointillée verticale indique la médiane de distribution.
Ce graphique montre la distribution de probabilité, P(rp), qui traduit le nombre d’articles publiés dans les média par publication et par individus entre les groupes 224CCC et 224CCS. Pour les deux mesures, la valeur médiane calculée pour 224CCC est environ 15 fois supérieure à la valeur médiane 224CCS. Ce qui montre qu’un opposant au changement climatique a, en moyenne, 15 fois plus de chances par publication d’apparaitre dans les média qu’un scientifique.
La fausse balance montre comment la tradition journalistique, qui consiste à équilibrer les sources entre des points de vue opposés, donne lieu à une représentation inexacte dans le cadre du changement climatique. Ce tableau donne un aperçu de ce phénomène en montrant les deux façons les plus courantes de citer des auteurs.

Les deux façons de référencer les plus courantes pour les articles comportant à la fois des opposants et des scientifiques. Par exemple, les articles avec des individus mentionnés constituent le type le plus fréquent pour The Guardian, qui concerne 44% des articles présentant à la fois des opposants et des scientifiques; la deuxième configuration la plus fréquente comprend la contribution des opposants et la mention des scientifiques (20%)
Ces résultats montrent que la mention est le plus courant des types de sourcing. La principale exception est FOX, qui a tendance à citer des personnes pour des raisons non scientifiques, ce qui est également assez courant dans le WP. Les références à des citations scientifiques sont un autre type récurent de référencement pour les scientifiques, contrairement aux opposants qui y sont rarement associés. Les types de sourcing les moins courants observés sont les citations non scientifiques et les références à des adversaires, la plupart des cas de ces types étant associés à des opposants. Notamment, le Guardian, le NYT et le WSJ ont présenté le plus grand nombre d’articles rédigés par des scientifiques.
Finalement, les chercheurs se sont intéressés à la co-visibilité des différents groupes dans les média. Ils ont donc fusionné les résultats de leurs différentes sources d’articles pour trouver les articles communs aux scientifiques et opposants. La figure suivante représente les liens entre chaque groupe de façon ordonné par un algorithme, ce qui révèle 3 communautés. On observe une surreprésentation des opposants quand 2 personnes ou plus sont présentes dans un même article. On peut aussi identifier que les plus fortes co-visibilités se situent au sein d’un même groupes et non entre les groupes, chose particulièrement vraie dans la communauté d’opposant en bas a droite, parfait archétype d’une chambre d’écho.

Représentation groupée du réseau de co-visibilité: les nœuds sont des opposants au changement climatique et des scientifiques du changement climatique dont au moins un article de média est associé à au moins un autre individu. Les liens sont colorés selon trois types: les liens entre les membres du groupe CCC (CCS) sont en rouge (bleu) et les liens entre les groupes en noir; les pourcentages de liens par type sont indiqués entre parenthèses. Trois communautés ont été identifiées, avec des nœuds ordonnés le long de chaque colonne vertébrale en fonction de la centralité de leur réseau. Ainsi, les personnes les plus importantes se situent au sommet. Deux communaDiscussionutés sont bien mélangées, tandis que la troisième représente une chambre d’écho extrêmement polarisée composée principalement de CCC.
Discussion
Comme les auteurs le disent cette étude mérite l’objet d’une discussion, que l’on trouve à la fin de tout article scientifique. Voici les limites que les auteurs partagent :
Premièrement, l’étude ne tient pas compte de la diversité des antécédents professionnels ni des différents types de scepticisme utilisé par les opposants. Par exemple, des travaux récents comparant le scepticisme fondamental, relatif aux sources et l’existence du changement climatique, à un scepticisme d’impact, relatif à des impacts potentiels du changement climatique, révèlent une diminution du scepticisme fondamental avec le temps, tandis que la fréquence du scepticisme d’impact augmente, ce qui semble indiquer un changement de stratégie de la part de la communauté sceptique.
La deuxième limite concerne l’échantillonnage de groupes de 386 personnes appartenant à une population mondiale d’opposants et de scientifiques beaucoup plus grande que ce nombre d’individus.
Une autre source de variation qui limite l’interprétation de cette comparaison est la composition du groupe opposant. Il comprend en effet des hommes politiques et d’affaires ainsi que des scientifiques sceptiques. Cette différence de composition a été abordée de plusieurs manières :
- En limitant l’analyse à la période précédant l’élection présidentielle américaine de 2016 afin que la visibilité des média reflète l’arène scientifique et non pas politique
- Deuxièmement, l’analyse est concentré sur l’autorité scientifique tirée de recherches examinées par des pairs sur le sous-ensemble de 224 opposants figurant dans les données de publication, et nous les avons comparées à un ensemble de 224 scientifiques.
- Troisièmement, les deux groupes ont été comparés en utilisant des mesures normalisées de visibilité dans les média afin de tenir compte de la variation de l’autorité scientifique entre opposants et scientifiques.
Une dernière limite a trait à la manière dont les individus apparaissent dans les articles de presse, car il n’y a ici pas de distinction entre les individus qui sont recrutés en tant qu’experts ou licenciés comme des autorités illégitimes. Ainsi, comme dans le cas des citations positives et négatives, les mesures de la visibilité des média sont partiellement confondues avec des mentions dédaigneuses.
LIMITES EN FRANCE ET OPINION
Maintenant que cet article a été traduit et résumé, vous comprenez mieux en quoi il est simplement faux de dire que les climato-sceptiques sont surreprésentés à hauteur de 49 % dans les média. Premièrement car ce nombre est basé sur tout un ensemble de média allant des journaux professionnels aux blogs privé en passant par des chaines TV. Deuxièmement car ce nombre chute à 1% lorsqu’on s’intéresse aux 30 média les plus influents.
ATTENTION ! Je ne dis pas qu’il n’y a pas de problème, au contraire un temps de parole égale est déjà une très large surreprésentation quand on voit la différence de production et de niveau scientifique entre le consensus et les opposants.
De plus n’oublions pas que cette étude est américaine, elle ne s’est en aucun cas intéressée aux média français, uniquement aux média américains et britanniques. Par conséquent, ces chiffres ne sont simplement pas transposables aux média français.
Je ne doute cependant pas de la surreprésentation des sceptiques en France. La presse française était à la 45e place en 2016 (les articles étudiés ne dépassant pas l’année 2016) pour la liberté de la presse d’après reporter sans frontière contre 40e aux Royaume-Unis et 41e pour les Etats-Unis sur 180 pays. Ce score s’explique en partie par les financeurs des différents journaux français qui n’ont pas gardé leur indépendance comme le montre l’étude du monde diplomatique qui montre que 90 % des quotidiens nationaux vendus chaque jour appartiennent à 10 oligarques créant des conflits d’intérêts entre politiques, journaux et objectifs de chef d’entreprises.

Une autre limite est que cette étude parue en 2019 a étudié des articles publiés entre 2000 et 2016, il manque donc les 3 dernières années de parutions qui sont probablement les 3 années avec le plus de publications aux vus des rapports du GIEC, l’arrivée à la présidence de dirigeants ultra-libéraux comme Trump, Macron, Bolsonaro, différents évènements catastrophique tel que les feux d’Amazonie et d’Afrique subsaharienne, les vagues de chaleurs d’été 2019 ou encore d’actions comme les grèves scolaires initiées par Greta Thunberg.
On peut maintenant se poser quelques questions : pourquoi les articles de la presse française parlant de cet article sont si proches, parfois même copiés collés entre deux journaux ? (cf plus bas) Pourquoi la presse la plus influente partage ce chiffre (faux) alors qu’ils font eux même partis de la presse ? Le temps de parole équivalent est-il due à une parité journalistique ? A une recherche de « clash » pour vendre ? A des conflit d’intérêt issus des financeurs ?
Voici une petite comparaison de l’introduction d’article mentionnant cette étude entre le journal libération et le figaro publié le 14/09/2019 :
Libération à 14 :09 :
« Les personnalités niant le changement climatique ont bénéficié pendant des années de plus d’attention médiatique que les climatologues reconnus, créant une confusion chez le grand public et ralentissant la lutte contre le réchauffement, selon une étude »
Le figaro à 21 :35 :
« Les personnalités niant le changement climatique ont bénéficié pendant des années de plus d’attention médiatique que les climatologues reconnus, créant une confusion chez le grand public et ralentissement la lutte contre le réchauffement, selon une étude. »
Droits et permissions
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Référence
Discrepancy in scientific authority and media visibility of climate change scientists and contrarians, Alexander Michael Petersen et al., 2019, Nature Communications volume 10, 3502 (2019). https://www.nature.com/articles/s41467-019-09959-4#article-info
le monde diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA
Mr Mondialisation : https://mrmondialisation.org/affaire-bollore-comment-sauver-lindependance-des-journalistes-francais/
thinkerview : https://www.youtube.com/watch?v=PFaD3NP6-Lk&t=1638s
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